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Food geography n°2 – le goyavier-fraise à l’île de la Réunion : entre patrimoine culturel et patrimoine naturel
Luca Piccin, Jean-Paul Danflous

27 décembre 2013   Mot-clé: , , , , ,

LE GOYAVIER-FRAISE A L’ILE DE LA REUNION : ENTRE PATRIMOINE CULTUREL ET PATRIMOINE NATUREL

Luca Piccin, chercheur indépendant sur la géographie de l’alimentation et écologie des systèmes alimentaires

Jean-Paul Danflous, socio-économiste, CIRAD, UMR Innovation.

Résumé

A l’île de La Réunion, un petit fruit rouge localement connu comme « goyavier » fait l’objet d’un engouement collectif qui en fait une véritable ressource patrimoniale pour le développement rural. Parallèlement, la création d’un parc national et son inscription dans la liste du patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO suscitent des tensions et donnent naissance à des conflits concernant les dimensions culturelle et environnementale du patrimoine. Le goyavier-fraise est en effet une espèce invasive dont la gestion est une condition incontournable pour garder le précieux label. Cette étude de cas témoigne que le patrimoine ne fait pas toujours consensus et que la définition de son statut ne va pas de soi. Sa mise en débat, accompagnée par des procédures de communication et d’éducation adaptées, deviennent alors nécessaires.

Mots-clés

Innovation ; Ile de La Réunion ; Goyavier-fraise ; Espèces invasives ; Patrimoine culturel ; Patrimoine naturel ; Ressource territoriale ; Développement rural

Abstract

In Reunion Island, a little red fruit locally known as “goyavier” arouse a collective interest which translates it into a patrimonial resource for rural development. At the same time, the institution of a national park and its registration on the UNESCO world heritage list are source of many tensions and conflicts involving both the cultural and environmental facets of the heritage. In facts, strawberry guava is an invasive species and its management is an essential condition in order to maintain the precious label. This case study shows that a consensus around heritage is not always easy to reach; even defining its status can’t be taken for granted. So, we think it become necessary to engage a debate about it, coupled with adapted procedures of communication and education.

Key words

Innovation; Reunion Island; Strawberry guava; Invasive species; Cultural heritage,; Natural heritage; Rural development; Territorial resource

INTRODUCTION

Pour expliquer comment la référence patrimoniale tend à se généraliser dans nos sociétés contemporaines, on peut relever les similitudes entre la notion de transmission qui lui est intrinsèque et les politiques du développement durable. Ces dernières peuvent en effet s’appuyer sur une qualification patrimoniale de l’environnement, c’est-à-dire des ressources et des biens communs dont il faut garantir une transmission équitable aux générations futures (Di Méo, 2008). Le patrimoine est dans ce cas un concept qui nous permet de penser nos rapports avec des éléments structurants tels que le temps et l’espace (Senil, 2011). Dans cet article nous en ferons aussi un prétexte pour mettre en lumière certains aspects critiques autour de la mise en parallèle d’un patrimoine alimentaire, le goyavier à l’île de La Réunion, et d’une innovation territoriale, le Parc National de La Réunion, dont le territoire coïncide avec le bien naturel des « Pitons, cirques et remparts » inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2010. La construction conceptuelle du patrimoine, ou mieux des patrimoines, se faisant entre les deux pôles de l’héritage et de la transmission, nous montrerons à travers ce cas que cette polarisation ne va pas de soi et qu’elle ne met pas les acteurs à l’abri de contradictions problématiques. Nous situons donc notre démarche dans la même perspective que Jacynthe Bessière et Laurences Tibère (2010 : 10) qui invitent « à nuancer une approche qui viserait à réduire le patrimoine à sa seule valeur de consensus » et qui proposent « de l’appréhender aussi comme un lieu de débat et de différenciation ».

La méthodologie est de type qualitatif, l’article s’appuyant sur une analyse du discours à partir d’une revue bibliographique, de la presse régionale et d’entretiens ouverts avec les principaux acteurs de la filière productive, de la Chambre d’Agriculture, de la recherche scientifique, notamment le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), d’associations environnementales ainsi que des consommateurs locaux et des touristes.

LE GOYAVIER-FRAISE : CARACTERISTIQUES ET DISTRIBUTION

Le goyavier-fraise Psidium cattleianum Sabine est une espèce proche du goyavier à gros fruits (Psidium guajava L.). Il produit de petits fruits ronds, de 2 à 3 cm de diamètre, de couleur rouge, sucrés et légèrement acidulés, au parfum et à l’arôme rappelant ceux de la fraise à pleine maturité (Figure 1). Originaire du Brésil, cet arbuste pouvant atteindre huit mètres de hauteur s’est progressivement répandu dans toutes les zones tropicales ou subtropicales de la planète. Son introduction à l’île de La Réunion date du XVIIIe siècle (Normand, 1999 ; Paniandy, 1999). A La Réunion comme partout ailleurs, le goyavier-fraise est considéré par les botanistes comme une « peste végétale » : la présence de  nombreuses graines au taux de germination élevé, son adaptation à une large gamme de conditions pédoclimatiques et la dissémination opérée par les oiseaux et les petits mammifères rongeurs en font une espèce invasive, pouvant constituer des groupements dont la densité est si grande qu’ils empêchent le développement de la flore indigène.

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Figure 1 : vente de goyaviers en bord de route

En « vertu » de ces caractéristiques, le goyavier-fraise est aujourd’hui présent à peu près sur toute l’île de La Réunion, à l’exception :

  • des Hautes altitudes, trop froides (au-dessus de 1 200-1 400 mètres) ;
  • des basses pentes de l’Ouest, trop sèches ;
  • des plaines littorales du Nord-Est et de l’Est, où domine la culture de la canne à sucre.

En raison de sa forte adaptabilité, il est difficile de cartographier avec précision sa distribution géographique ; toutefois, la carte dessinée par le célèbre botaniste Thérésien Cadet en 1980 (Figure 2) fournit une bonne idée de la présence de Psidium en ceinture tout autour de l’île, corrélée aux conditions d’humidité atmosphérique.

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Figure 2 : carte des formations végétales secondaires (Cadet, 1980).

LE GOYAVIER ENTRE MARQUAGES TERRITORIAUX ET MISE EN VALEUR PATRIMONIALE

La construction d’une ressource patrimoniale suscite des enjeux d’appropriation, notamment en ce qui concerne l’identité des « titulaires » du patrimoine, qui l’érigent en symbole collectif (Veschambre, 2007). Il importe alors d’identifier les acteurs, individuels ou collectifs, qui s’approprient les éléments patrimoniaux, ainsi que leurs motivations. Pour ce faire, la recherche des marqueurs territoriaux est un moyen privilégié, si l’on considère que le recours au marquage de l’espace, via le patrimoine, présente l’intérêt fondamental de pouvoir affirmer sa valeur symbolique sans passer par des modalités de contrôle coercitives ou encore quand ce n’est pas possible de faire appel à des formes d’appropriation et de réaffirmation juridiques (Veschambre, 2007 ; Senil, 2011). L’identification des marqueurs territoriaux permet de distinguer la « trajectoire » du processus patrimonial, car celui-ci peut partir « d’en haut », par exemple quand c’est l’Etat qui décrète ce qu’il faut patrimonialiser (Laferté et Renahy, 2003). La référence aux marqueurs est appropriée en termes de produits alimentaires, puisque « marquer le paysage, c’est aussi, pour les produits de terroir, considérer leur place dans le balisage de l’espace : panneaux publicitaires, panneaux de vente directe, représentations sur des logos de parcs naturels régionaux ou de structures de développement » (Bérard et al., 2004 : 593). On peut donc affirmer que le patrimoine constitue en soi un support privilégié de marquage et d’appropriation de l’espace.

Parmi les éléments qui nous permettent de constater l’appropriation collective du goyavier-fraise, on peut citer l’intérêt porté à ce fruit par les décideurs locaux, lesquels ont financé plusieurs études afin de connaitre le potentiel exploitable de cette espèce. Suite aux études exploratoires réalisées à la fin des années 80, un programme d’expérimentation en milieu réel démarre en 1992 dans les Hauts de l’Est, associant le CIRAD, la Chambre d’Agriculture, l’Association pour la Promotion en milieu Rural (APR) et l’Association Réunionnaise pour la Modernisation de l’Economie Fruitière Légumière et Horticole (ARMEFLHOR) et parrainé par le Conseil Régional, le Conseil Général, l’Etat et l’Union Européenne. Le programme vise à déterminer des références techniques et économiques pour des cultures de diversification innovantes, plus adaptées à la zone et donc plus rentables que la culture de la canne à sucre. Plus globalement, il s’agit d’une mesure voulue par le Commissariat à l’Aménagement des Hauts afin d’améliorer les revenus et les conditions de vie des agriculteurs des Hauts, pour limiter leur exode vers les villes côtières et rééquilibrer les ressources des Hauts et des Bas de l’île (Normand, 1999). Le goyavier-fraise est identifié comme l’une des espèces les mieux adaptées pour ce programme qui débouchera sur la mise au point de l’itinéraire technique et la création d’une association de producteurs.

Dès cette période, toutes les études ont fait état d’un réel engouement pour cette baie rouge, très appréciée par la population locale. Dans un article qui présente les résultats du programme mentionné plus haut, il est souligné que « le goyavier-fraise et le palmiste sont des produits localement très appréciés qui font partie du patrimoine culturel de l’île », même s’il est également reconnu que son état de fruit sauvage n’apparaît pas justifier sa culture auprès des agriculteurs (Normand, 1999 : 243). Il est vrai que le goyavier-fraise qui, à l’état sauvage, fructifie pendant l’hiver austral (entre mars et octobre, selon l’altitude et la zone), fait effectivement l’objet d’une cueillette pouvant amener des milliers de personnes dans les zones où il est présent. Encore aujourd’hui, favorisés par le développement économique rapide de ces trente dernières années, les insulaires n’hésitent pas à parcourir en voiture la « route des plaines », qui traverse l’intérieur de l’île en passant par le village de la Plaine des Palmistes, véritable capitale du goyavier (Figures 1, 3 et 4). C’est dans cette petite commune de 5 000 habitants, située à 1 000 mètres d’altitude, que l’on trouve les signes les plus évidents d’une appropriation généralisée du fruit rouge, à tel point qu’il est même devenu difficile d’en faire la cueillette sans s’éloigner trop des sentiers battus.

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Figure 3 : cueillette de goyaviers à la Plaine des Palmistes

Les goyaviers sont le plus souvent vendus en barquettes au bord des routes, au prix moyen de quatre euros le kilogramme. Les tentatives de professionnalisation et de commercialisation du goyavier en frais dans les grandes et moyennes surfaces de l’île se sont soldées par des échecs, malgré l’apport de connaissances (thèse de doctorat sur la caractérisation physico-chimique des fruits) visant à améliorer la conservation après récolte (Paniandy, 1999). L’engouement pour la cueillette est, quant à lui, toujours intact. Dans la foulée du programme de diversification, plusieurs propriétaires à la Plaine des Palmistes ont été incités à mettre en culture des parcelles, suivant les indications des techniciens agricoles. L’activité est jugée satisfaisante, de nombreux visiteurs débarquant sur ces parcelles pour effectuer la cueillette avec des seaux, à la manière du « pick your own » pratiqué en Amérique du Nord pour les myrtilles. Les prix oscillent entre sept et huit euros pour un seau de cinq kilogrammes. L’absence de produits de synthèse est souvent mise en avant au sein de ces exploitations. Les personnes rencontrées nous ont également fait part de l’existence d’équipes de cueilleurs qui fournissent une importante industrie de transformation locale pour la production d’une large gamme de produits artisanaux à base de goyavier (dont une partie se retrouve sur les étals des Grandes et Moyennes Surfaces – GMS) : gelée, confiture, pâte de fruits, jus, qui permettent de réaliser une valeur ajoutée non négligeable. A ce sujet, le maire de la Plaine des Palmistes s’est exprimé dans le magazine d’information de la commune (intitulé… « Le Goyavier » !), en juin 2009 : « Vu les conséquences de la crise économique,  avec  la  montée  du  chômage, j’ai  donné  à  tout le monde la possibilité de vendre le goyavier et ses dérivés sur le bord de la route. Nous travaillons à la structuration de la filière, avec la Chambre d’Agriculture et l’association « Le goyavier, cultures et traditions ». L’appropriation de ce produit agro-touristique offre à notre population une manne financière non négligeable. Il faut la développer pour que nos producteurs-vendeurs puissent se la partager et notre économie locale s’y retrouver ».

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Figure 4 : appropriation et marquage de l’espace à la Plaine des Palmistes

L’association « Goyavier, culture et traditions », créée en 2008, souhaite mettre en valeur « l’or rouge » ; pour son président, Philippe Isop, il s’agit de : « faire connaître le goyavier sous toutes ses formes, valoriser le fruit en structurant une filière et, à terme, dynamiser le territoire par une culture contrôlée et créatrice d’emplois. Il faut changer la perception populaire sur le goyavier. Il ne s’agit pas d’une peste mais d’une chance pour celui qui souhaite le cultiver, un moyen d’arrondir ses fins de mois ».

Les mots de ces acteurs dévoilent toutes les références au processus de patrimonialisation : de la mise en exposition à la valorisation, en passant par la justification, associée au rôle primordial du goyavier pour la dynamique territoriale et les retombées économiques. C’est donc toute une société locale qui s’approprie cet élément en tant que référent identitaire. Le goyavier devient même un élément de la politique locale, voire régionale : la fête annuelle du goyavier qui se déroule systématiquement à la Plaine des Palmistes (dont c’était la vingt-quatrième édition en 2012) a été associée en 2009 et en 2010 à des Journées du Goyavier voulues à Saint-Denis, le chef-lieu du département, par la présidence du Conseil Général.

Selon un diagnostic territorial concernant la Plaine des Palmistes, effectué par l’APR (Frontin, 2005), le goyavier est une ressource primordiale permettant de penser les perspectives d’avenir pour cette commune rurale : « la Plaine des Palmistes en 2020, sera restée un bourg tranquille et agréable à vivre, avec une authenticité du bâti et le maintien de la trace des trois villages. La présence de dents vertes au centre permettra d’entretenir un caractère rural et agricole. L’agriculture se sera diversifiée et tournée en particulier vers l’agro-tourisme, et un produit  phare, décliné et valorisé se sera affirmé : le  goyavier ».

La représentation collective du goyavier met en évidence comment tradition et innovation se conjuguent ici paradoxalement dans une alchimie patrimoniale à la base des projets de toute une communauté humaine.

LE PARC NATIONAL ET SON INSCRIPTION A L’UNESCO : DE QUEL(S) PATRIMOINE(S) PARLE-T-ON ?

En parallèle des dynamiques concernant le goyavier-fraise, des études et des comités ad hoc se sont chargés de réfléchir à la mise en place du Parc National de La Réunion, qui a vu le jour le 5 mars 2007, date de publication du décret de création du neuvième parc national français. Son cœur (42 % de la superficie insulaire) est l’espace naturel préservé, qui jouxte une aire d’adhésion, soit la limite des Hauts étendue aux principales ravines. Les communes choisissent d’y inclure une part de leur territoire dans le cadre d’un projet commun et d’une charte (Figure 5). L’article L. 331-3 du Code de l’environnement rappelle que celle-ci définit un projet de territoire traduisant la solidarité écologique entre le cœur du parc et ses espaces environnants. Elle se fonde sur des engagements contractuels sur dix ans et doit se composer de deux parties : une première concernant les espaces du cœur, où sont définis les objectifs de protection du patrimoine naturel, culturel et paysager et où sont précisées les modalités d’application de la réglementation prévue ; une deuxième partie concernant l’aire d’adhésion, qui définit les orientations de protection, de mise en valeur et de développement durable et qui indique les moyens de les mettre en œuvre. L’élaboration de la charte a démarré en 2008, avec pour objectif de l’adopter par décret en 2010. Ce calendrier, volontairement ambitieux, a été retardé en raison d’événements tels que les grands incendies de 2010 et 2011 sur le massif du Maïdo, ou encore l’inscription dans la liste de l’UNESCO, mais aussi à cause des multiples conflits qui ont émergés pendant cette phase d’installation. En premier lieu, au sein même de la structure, entre conseil scientifique et conseil administratif, au sujet d’un projet de recherche d’énergie géothermique dans la zone du volcan (retiré en 2009) et, ensuite, en raison d’une pluralité de conflits dont les plus significatifs ont opposé les habitants du cirque de Mafate, certains éleveurs extensifs, des vendeurs ambulants et des planteurs de géranium contre l’administration du parc[1].

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Figure 5 : le zonage du Parc National de La Réunion[2]

Malgré ces conflits, la décision est prise de poursuivre la démarche UNESCO. En 2010, le territoire du Parc a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en raison des deux critères suivants[3] :

- Critère VII : représenter des phénomènes naturels ou des aires d’une beauté naturelle et d’une importance esthétique exceptionnelles ;

- Critère X : contenir les habitats naturels les plus représentatifs et les plus importants pour la conservation in situ de la biodiversité, y compris ceux où survivent des espèces menacées ayant une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation.

Si le premier de ces critères est assez largement accepté, se référant à la beauté spectaculaire des paysages naturels de La Réunion, le deuxième introduit une hiérarchisation fondée sur un jugement de valeur qui confère une supériorité aux disciplines naturalistes : le tri patrimonial est légitimé sur la base d’une expertise scientifique de niveau international. La priorité d’action du parc va donc au patrimoine naturel. Comme toute sélection, celle-ci implique des exclus, qui ne manquent pas de se manifester. Enfin, le maintien du label UNESCO implique d’intégrer dans la charte des mesures répondant aux critères mentionnés plus haut, notamment en matière de gestion des espèces exotiques invasives, parmi lesquelles le goyavier-fraise. C’est ainsi qu’un débat s’instaure sur l’île au sujet du goyavier : patrimoine alimentaire ou peste végétale menaçant le patrimoine naturel ?

Bien que convergeant sur certains points, notamment sur le fait de cultiver les goyaviers dans des vergers et d’arracher les sauvages, les avis restent tranchés. Pour Yannick Martin, technicien chargé de développer la filière, il serait possible de « réfléchir à un partenariat avec le parc national pour qu’une action conjointe « association-parc national » soit menée dans le cadre de l’éradication de cette plante envahissante, dans les zones non cultivées où elles posent problèmes ». Néanmoins, il ajoute que, « injustement considérée comme une peste végétale, le goyavier s’affirme d’année en année comme une vraie filière de production agricole », rejoignant ainsi l’avis du président de l’association « Goyavier, culture et traditions », Philippe Isop, en minimisant le caractère envahissant de l’espèce.

Pour Gisèle Tarnus, présidente de la Société réunionnaise pour la protection de l’environnement, SREPEN, les Réunionnais « acceptent difficilement que l’on qualifie de « peste végétale » le goyavier étant donné la saveur de ses fruits et les produits secondaires possibles ». Selon elle, « vouloir considérer le goyavier comme une plante utile à l’Homme en faisant fi de son impact sur le milieu naturel est sans doute une profonde erreur ». Lors d’une conférence de presse tenue le 8 juin 2009, le scientifique sud-africain, expert en espèces exotiques envahissantes, Ian Mac Donald, pose la question suivante : « dans cinquante ans, les touristes viendront-ils à la Réunion pour voir des milieux naturels uniques au monde ou pour manger des goyaviers ? ». A la même occasion, Joël Dupont, autre membre de la SREPEN, s’insurge en faisant un parallèle avec le patrimoine culturel : « nous sommes responsables de notre patrimoine naturel. Cela ne nous viendrait pas à l’idée de détruire Notre Dame de Paris ».

CONCLUSION

Faut-il être pro ou anti goyavier ? C’est en ces termes que le débat est aujourd’hui posé, à l’heure où le préfet vient de réunir les acteurs insulaires autour d’une table ronde pour éviter un énième conflit impliquant le parc naturel régional et le label UNESCO. Ce dernier ne semble pas favoriser un apaisement entre les parties, contribuant à diffuser une perception d’un « parc de botanistes » (Demené et al., 2011). Pourtant, cueillir des goyaviers ne porte en aucun cas atteinte au patrimoine, au contraire, en empêchant les graines de se diffuser, c’est bien un service qui est rendu. Une piste pourrait être ouverte par la Stratégie régionale de lutte contre les espèces invasives qui recommande de distinguer entre la « représentation » et les « connaissances » que le public a de la situation et de comprendre la construction des représentations mentales et le rôle qu’elles jouent pour faire face aux problèmes (Parc National de la Réunion, 2010 : 23). Alors que la charte n’est toujours pas signée, l’adoption d’une telle approche, nouvelle dans le domaine environnemental, impliquant d’adapter les actions menées en matière de communication et de sensibilisation du grand public, des responsables institutionnels, des acteurs socioprofessionnels et des décideurs politiques, constituerait un premier pas vers cette réconciliation entre Culture et Nature, bien résumée par le propos d’Elisée Reclus : « l’Homme est la Nature qui prend conscience d’elle-même ».

Bibliographie

BERARD L., DELFOSSE C., MARCHENAY P., 2004, « Les « produits de terroir » : de la recherche à l’expertise », Ethnologie française, vol. 34, n°4, pp. 591-600.

BESSIERE J., TIBERE L., 2010, « Innovation et patrimonialisation alimentaire : quels rapports à la tradition ? Enquête dans trois territoires ruraux de Midi-Pyrénées ». Disponible sur : http://www.lemangeur-ocha.com/texte/innovation-et-patrimonialisation-alimentaire-quels-rapports-a-la-tradition/.

CADET T., 1980, La végétation de l’île de la Réunion. Etude phytoécologique et phytosociologique. Ed. Cazal, Saint-Denis, 309 p.

DEMENE C., DARE W., QUESTE J., 2011, Parcs Nationaux ultra-marins et agriculture – Inclusion ou exclusion ? Le Parc national de la Réunion vu au travers de la Presse Quotidienne Régionale, présentation à l’Atelier SERENA de Clermont-Ferrand, du mardi 6 décembre 2011.

DI MEO G., 2008, « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », Colloque Patrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser, Gestes Editions, Poitiers-Châtellerault, pp. 87-109.

FRONTIN Y., 2005, Territoire de la Plaine des Palmistes. Rénovation du Plan d’aménagement des Hauts, Association pour la promotion en milieu rural, La Réunion, 74 p.

LAFERTE G. et RENAHY N., 2003, « Campagnes de tous nos désirs… d’ethnologues », L’Homme, n°166, pp. 225-234.

NORMAND F., 1999, « Résultats d’une action de diversification fruitière menée à l’île de la Réunion », Fruits, vol. 54, pp. 233-245.

PANIANDY J.-C., 1999, Etude d’un fruit tropical : le goyavier-fraise (Psidium Cattleianum Sabine) Caracterisation physico-chimique, biochimique et conservation en frais en vue de sa valorisation, Thèse en Sciences de l’Université de La Réunion, 346 p.

PARC NATIONAL DE LA REUNION, 2010, Stratégie de lutte contre les espèces invasives à La Réunion, Ed. du Parc National de La Réunion/Graphica, 99 p.

SENIL N., 2011, Une reconstruction de l’espace-temps : approche croisée des processus de patrimonialisation et de territorialisation dans les territoires ruraux en France et au Maroc, Thèse de doctorat en Géographie à l’Université de Grenoble, 561 p.

VESCHAMBRE V., 2007, « Le processus de patrimonialisation : revalorisation, appropriation et marquage de l’espace ». Disponible sur : http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=1180. Consultée le 8 avril 2012.

Comment citer cet article :

Piccin L. et Danflous J.-P., 2013, « Le goyavier-fraise à l’Ile de la Réunion : entre patrimoine culturel et patrimoine naturel », Food Geography, n°2, pp. 42-53.

 


[1] Ces conflits ont été largement médiatisés et ont été l’objet d’un programme de recherche actuellement en cours auquel un des auteurs a participé. Cf. le site : http://www.serena-anr.org/

[3] Voir le site du centre du patrimoine mondial : http://whc.unesco.org/fr/list/1317