Laetizia Castellani, Docteur en histoire moderne et contemporaine, Université de Corse
Résumé
Le patrimoine alimentaire, sa reconnaissance et sa mise en valeur sont devenus des enjeux culturels mais aussi économiques. En Corse, la Balagne est une région qui garde encore aujourd’hui une vocation agricole avec notamment deux spéculations, la viticulture et l’oléiculture. Les deux produits alimentaires patrimoniaux qui en sont issus ont bénéficié d’une labellisation. Il s’agit de deux cultures anciennement implantées, associées depuis l’époque moderne aux terroirs balanins. Pour faire face aux enjeux actuels et répondre aux cahiers des charges des deux appellations d’origine, l’huile et le vin ont dû s’adapter. Dans cette région touristique, ils comptent parmi les faire-valoir locaux. Si la tradition, l’authenticité sont au cœur de leur valorisation, l’innovation est bien présente. Les évolutions des méthodes culturales et de transformation ont permis un saut qualitatif conséquent.
Mots-clés
Patrimoine alimentaire ; innovation ; Balagne/Corse, huile/oléiculture ; vin/viticulture
Abstract
Food heritage, its recognition and its development have become cultural but also economic issues. In Corsica, the Balagne is a region that still keeps an agricultural sector with including two agricultural productions wine making and olive growing. Two heritage food products derived from them received a quality label. They are indeed two cultures previously implanted, since the modern era in the village of Balagne. To deal with current issues and meet the specifications of the two controlled origin label, the oil and the wine had to adapt. In this touristic region, they are among one showcase for this country. If tradition and authenticity are at the heart of their development, innovation is well present. Farming and processing developments allowed great improvement in quality. These two heritage food products are only one element of a broader movement of development and a revitalization of a wide variety of local heritage.
Key words
Food heritage ; innovation ; Balagne/Corsica ; oil/olive ; wine/viticulture
INTRODUCTION
Les différents labels répondent au besoin de reconnaissance de la spécificité d’un terroir et d’un savoir-faire, à la nécessité d’une lisibilité pour le consommateur, mais ils deviennent également des agents essentiels de promotion et de dynamisme d’un territoire. La préservation du patrimoine alimentaire requiert de désigner les productions authentiques et de les différencier de celles qui ne le sont pas (Veschambre, 2007). La Corse n’échappe pas à ce mouvement.
Située au nord-ouest de l’île, la Balagne, giardino della Corsica (Morati, 1885 : 162), pendant des siècles, reste, malgré la déprise agricole, l’urbanisation et le développement du tourisme, une zone active dans le secteur de l’agriculture. Si les cultures céréalières ont cédé la place au maquis ou au pastoralisme, deux productions traditionnelles résistent : la viticulture et l’oléiculture. Le vin et l’huile ont fait l’objet d’une labellisation. Ce type de démarche paraît incontournable dans tout processus de préservation et de développement des produits alimentaires patrimoniaux. Elle n’est pas synonyme d’immobilisme car si l’ensemble des procédés menant à l’obtention du produit fini se fonde sur des gestes et des savoir-faire hérités, il existe une réelle innovation en matière de méthodes culturales, de transformation mais également de promotion et de valorisation économique.
Carte 1. La Balagne (Castellani, 2011 :21)
DEUX PRODUCTIONS PATRIMONIALES LABELLISEES FAIRE-VALOIR DE LA REGION
La viticulture et l’oléiculture sont deux cultures « immémoriales » qui ont fait la richesse de la région. Au XIXe siècle la vigne s’étend sur plus de 1 000 hectares et 3 000 sont plantés d’oliviers[1]. Même si ces productions n’échappent pas aux crises agricoles de la fin du XIXe siècle et aux conséquences de la déprise rurale, il s’agit des deux seules cultures qui ont réussi à se maintenir ; céréales, agrumes, figuiers ou encore amandiers ont peu à peu perdu tout rôle économique. Encore aujourd’hui, la viticulture et l’oléiculture continuent à être associées à la Balagne dans l’imaginaire collectif mais également dans les guides touristiques ou sur les sites Internet destinés à promouvoir la région. Le vin et l’huile comptent parmi les faire-valoir du territoire balanin, à une époque où le consommateur local, mais également le touriste, sont à la recherche de qualité, de typicité et d’authenticité. Parallèlement, l’olivier, arbre millénaire et mythique de la Méditerranée, reste dans le paysage le principal témoin de cette activité agricole passée. Produits patrimoniaux également car le vin et l’huile entrent dans la composition de recettes traditionnelles transmises de génération en génération, plats et préparations aujourd’hui proposées à la carte des restaurants ou par les biscuiteries. Ainsi, le vin est utilisé pour la confection de nombreuses sauces alors que le nom de certaines pâtisseries (fritelle ou uliose) rappelle l’importance de l’huile dans la cuisine. Ce produit a aussi une valeur « magique » car l’huile est utilisée lors de la prière contre le mauvais œil encore pratiquée de nos jours.
Avec un décalage dans le temps, le vin en 1976, avec la reconnaissance de l’Appellation d’origine contrôlée (AOC) « Vin de Corse Calvi », et l’huile en 2004, avec la naissance d’une AOC régionale, ont été labellisés. Même si la reconnaissance de l’huile a demandé plus de temps, a nécessité un long travail de recherches phylogénétiques et a soulevé quelques controverses entre acteurs de la filière à propos des pratiques culturales à mettre en œuvre, il s’agit pour les deux produits d’une patrimonialisation consensuelle. Les mises en place de ces AOC, vues d’emblée comme un moyen de pérenniser ces produits, n’ont pas provoqué les débats suscités par les labellisations du fromage ou de la charcuterie.
Leur création a eu des répercussions différentes sur la place de ces deux activités au sein du territoire. En effet, du côté de la viticulture, le vignoble a été fortement restructuré. Ainsi, si en 1976 la superficie cultivée en vigne atteignait 1 114 hectares, aujourd’hui l’essentiel de la production est assurée par douze caves familiales affiliées à l’AOC qui s’étendent sur un peu moins de 300 hectares (cf. carte 2).
Carte 2: l’AOC Corse Calvi (www.vinsdecorse.com)
Au contraire, au niveau de l’oléiculture, le nombre d’exploitations s’accroît progressivement. S’il y avait 1 136 exploitations en 1970, il n’en restait plus que 53 en 1999, on en dénombre près de 60 aujourd’hui. Il s’agit souvent d’une production d’appoint pratiquée par des pluriactifs, des non-agriculteurs et des retraités[2].
DES PRODUITS « INNOVANTS »
Le vin et l’huile sont deux produits « multiséculaires ». Cependant, l’innovation est essentielle à leur survie et à leur développement. Elle résulte de la nécessaire adaptation au contexte réglementaire, économique et social. Elle permet aussi de répondre à des règles sanitaires plus exigeantes, aux cahiers des charges des appellations d’origine, de coller davantage aux demandes des consommateurs et d’améliorer les potentialités des produits (Bessière et Tibère, 2011). De fait, la typicité du vin et de l’huile balanins repose sur le maintien d’une certaine tradition et sur la mise en œuvre de méthodes de productions modernes combinées à un milieu naturel spécifique.
De nouvelles pratiques
Les deux cultures ont quitté les coteaux où elles étaient traditionnellement situées pour migrer vers les plaines. Cette localisation facilite la mécanisation et le travail des exploitants. Les vignes se sont concentrées dans le Regino et l’hémicycle de Calvi. Aujourd’hui, 75% des parcelles d’oliviers AOC sont situés sur des terres labourables (Tafani, 2010 : 368). Taille, traitement contre la mouche, irrigation ou encore mécanisation de la récolte sont plus aisés à mettre en œuvre sur des parcelles planes et sur des plants récents.
D’autre part, la mise en place des AOC s’est accompagnée d’un travail de sélection des espèces et d’un recentrage sur les variétés locales. Aujourd’hui, la proportion des cépages « locaux » (vermentinu ou malvoisie, nielucciu, sciacarellu et grenache) doit se situer entre 50 et 75 % de l’encépagement. La présence du grenache pourrait étonner car il a été introduit en Balagne au milieu du XIXe siècle. A cette époque, il suscite assez rapidement l’adhésion et participe à la modernisation de la viticulture (Castellani, 2011 ; Mercury 1991). Son intégration comme un cépage local dans les années 1970 lors de la création de l’AOC « Vin de Corse » démontre la réussite de son acclimatation. Parallèlement, les affiliés à l’AOC Oliu di Corsica s’engagent à restructurer leurs plantations pour arriver à 70% d’espèces locales en 2025. La sabine et la ghjermana sont les deux grandes variétés locales présentes en Balagne. Ce seuil est déjà atteint par la majorité des producteurs notamment ceux qui possèdent des vergers centenaires ou récents. Le problème se pose avec plus d’acuité pour les plantations reconstituées, suite au gel de 1956, en ayant recours à des Picholines.
Parallèlement, la reconnaissance de ces produits s’est accompagnée de l’utilisation de moyens modernes d’exploitation et de transformation. Tous les domaines viticoles sont équipés d’une cave, tandis que les oléiculteurs peuvent broyer leurs olives dans cinq moulins. Celui de la coopérative oléicole de Balagne triture à lui seul une grande partie des olives balanines mais également la majeure partie des olives insulaires. Ses adhérents peuvent lui céder leur huile qui est vendue sous l’étiquette Oru di Balagna. Toutes les étapes menant à l’obtention du produit fini s’y déroulent en utilisant des techniques modernes qui permettent de respecter les recommandations du cahier des charges (Figure 1).
Photographie 1 : lavage des olives, moulin de la coopérative oléicole de Balagne (L. Castellani)
Enfin, ces labellisations ont incontestablement entraîné un saut qualitatif. Aujourd’hui, ces deux productions alimentaires sont régulièrement distinguées notamment au Concours Général Agricole. Cependant, l’amélioration des produits s’est accompagnée d’une forte augmentation des prix. L’huile est vendue par la coopérative 16 euros le litre[3], la bouteille de vin de 75 cl est commercialisée entre 6 et 9 euros, hors cuvées spéciales, en grande surface.
Malgré tout, la labellisation de l’huile n’a pas permis de mettre un terme à la forte variabilité des récoltes dénoncée au cours du XIXe siècle. En effet, le verger est composé en grande partie de sabines, cette qualité ne produit qu’une année sur deux. Cet élément conjugué aux attaques de mouches de plus en plus virulentes, aux sécheresses de plus en plus fréquentes ne manque pas d’impacter la production et plus particulièrement celle des vergers anciens. De plus, le développement de cette activité est freiné par l’impossibilité pour de nombreux terrains d’être irrigués. En outre, des négociations ont dû être menées avec la Commission nationale qui voulait baisser le taux d’acidité maximale à 0,8 ce qui aurait exclu de l’AOC de nombreux producteurs. Elles vont aboutir à une double déclinaison de l’huile d’olive corse : « Huile d’olive de Corse » mention « fraîche » et mention « douce » afin d’obtenir une palette d’arômes et d’intensités d’amertume moins large pour chacun des produits, tout en permettant à de nombreux producteurs de rester dans l’AOC. Le problème de l’amertume de l’huile reste posée pour les propriétaires des anciens vergers qui ramassent leurs olives avec des filets et dont la production peine parfois à entrer dans les critères du cahier des charges.
Adaptation au marché et valorisation des produits
L’huile et le vin balanin se sont adaptés aux goûts des consommateurs. L’huile d’olive a profité de la vogue de la diète méditerranéenne, les vignerons balanins ont élargi la gamme des produits proposés (Figure 2). Aujourd’hui le rosé représente 45% de la production.
Photographie 2 : la diversité des vins AOC balanins : un rosé, un rouge vieilli en fût et un blanc (L. Castellani)
Les exploitants ont su également tirer profit de l’engouement pour les produits du terroir en misant sur le fait que les AOC sont pour la clientèle extérieure comme pour la clientèle locale un gage de qualité et d’authenticité. Les sites Internet des domaines viticoles mettent en exergue la typicité des produits (« Nous produisons des vins résolument ancrés dans la typicité et dans la tradition »[4]), leur inscription dans un terroir (« Les vins, issus de l’histoire de ce lieu en ont repris les noms ; [ils] sont l’expression de nos remerciements au terroir et au passé de ce bout de Balagne »[5]) ou encore leur élaboration dans le respect de l’environnement. Typicité et rapport étroit au terroir raisonnent dans les noms donnés aux domaines viticoles et aux vins qui font généralement référence à des appellations locales (toponymes, nom du propriétaire etc.). La langue corse est fréquemment utilisée. Du côté de l’huile d’olive, sur ce point précis apparaît plus nettement, de la part de certains producteurs, une volonté de cibler plus spécifiquement les touristes avec des dénominations « aguicheuses » : Soleil de Balagne ou les Secrets de Balagne.
Viticulteurs et oléiculteurs ont aussi su s’organiser afin de proposer une promotion efficace. Ainsi, les vignerons sont rassemblés dans le syndicat des vignerons de Balagne[6]. Les producteurs d’huile adhèrent au syndicat régional, tandis que sur le plan local une grande partie des Balanins est affiliée à la coopérative oléicole de Balagne. Le syndicat oléicole est particulièrement actif. Outre, les campagnes publicitaires qu’il finance, il mène un travail auprès des gérants de magasins afin que les produits locaux soient davantage valorisés.
Dans le domaine de l’adaptation au marché, des segments restent à explorer comme le bio. Un seul viticulteur produit du vin issu de l’agriculture biologique, un second est en cours de conversion. Il serait aussi intéressant de développer davantage les produits alimentaires dérivés de l’huile et des olives ou la cosmétique.
Un rôle économique essentiel
Il est malaisé de fournir des chiffres précis du poids économique de ces deux activités dans la région (Tableau 1). Il est cependant évident que le vin et l’huile balanins s’écoulent facilement. Ils profitent de leur image de produits de qualité et « méditerranéens ». Le tourisme très développé dans la région favorise leur vente. Ils font l’objet d’une revalorisation culturelle récupérée à des fins de valorisation économique. Ainsi, si le vin et l’huile sont vendus tout au long de l’année, la part de la vente directe effectuée durant la saison touristique est de 35% pour le vin et de 80% pour l’huile (Tafani, 2010 : 410). D’autre part, les exploitations oléicoles balanines jouent un rôle majeur au sein de l’AOC Oliu di Corsica, ils représentent 40% des 157 affiliés, ils possèdent un peu plus du quart de la superficie totale avec plus de 200 hectares et près de 40 000 oliviers[7]. Les douze domaines viticoles balanins produisent environ 10 000 hectolitres soit environ 10% de la production des vignes AOC.
Enfin, le rôle économique de ces produits doit être pensé plus globalement dans le cadre de la promotion de l’ensemble des patrimoines balanins voire insulaires. Ainsi, la route des vins couplée à celle des artisans permet de faire pénétrer les touristes à l’intérieur des terres. De même, depuis 1989, la foire rurale de l’olivier de Montegrosso est l’occasion pour les visiteurs de se rendre dans un village de piémont.
Tableau 1 : Synthèse des caractéristiques des AOC Vin de Corse – Calvi et Oliu di Corsica (Castellani, 2012 ; Tafani, 2010 : 366 ,368)
CONCLUSION
Cette étude sur l’huile et le vin démontre que la reconnaissance officielle permet incontestablement de redonner une place à des produits « ancestraux » qui doivent s’adapter aux enjeux actuels et répondre aux attentes des consommateurs. Cette labellisation s’est accompagnée d’une montée en gamme et aujourd’hui le vin et l’huile balanins ne sont plus les produits de consommation courante qu’ils ont pu être autrefois. Ils participent incontestablement à la promotion du territoire.
La réussite des vins, de l’huile et des divers produits insulaires labellisés, le souci de la préservation de ces héritages qui deviennent des vecteurs de développement engendrent la multiplication des initiatives. Grâce à la mobilisation de divers acteurs, dans le cadre de l’Agenda 21, la reconnaissance de l’amande « locale »[8] et de l’orange d’Aregno est envisagée à moyen terme. La valorisation dépend donc également de la capacité des acteurs publics et privés à s’organiser pour pérenniser, enrichir et bonifier leur offre.
Bibliographie
BESSIERE J. et TIBERE L., 2011, « Innovation et patrimoine alimentaire en Midi-Pyrénées », Anthropology of food [en ligne].
CASTELLANI L., 2011, La Balagne économie et société de la fin de l’époque moderne à la fin du XIXème siècle, entre tradition et modernité. 1047 p., thèse : histoire, université de Corse.
CASTELLANI L., 2012, « La Balagne un territoire viticole entre ruptures et continuités » Territoires du vin [en ligne], Varia sur les Territoires du vin.
DURBIANO C., 2000, « L’oliveraie provençale, production de qualité et requalification territoriale », Méditerranée, Tome 95, Dynamiques spatiales des cultures spéciales, p. 17-27.
MERCURY F. N., 1991, Vignes, vins et vignerons de Corse. Ajaccio: Alain Piazzola, 270 p.
MORATI P., 1885, Prattica manuale. B.S.S.H.N.C.., fasc. 54, 515 p.
TAFANI C., 2010, Agriculture, territoire et développement durable, analyses systémique d’une agriculture littorale sous pression touristique : l’exemple de la Balagne en Corse. 525 p., thèse : géographie, université de Corse.
VESCHAMBRE V., 2007, « Le processus de patrimonialisation : revalorisation, appropriation et marquage de l’espace » [en ligne].
Sitographie
www.domaine-alzipratu.com [consulté le 15 mai 2012].
www.domaine-maestracci.com [consulté le 15 mai 2012].
www.oliudicorsica.fr [consulté le 15 mai 2012].
www.vinsdecorse.com [consulté le 15 mai 2012].
Comment citer cet article :
Castellani L., 2013, « L’huile et le vin : deux produits alimentaires patrimoniaux balanins entre tradition et innovation », Food Geography, n°2, pp. 54-63.
[1] Soit plus de 8% du territoire cultivé des communes de la Balagne littorale.
[2] Ce constat est à rapprocher de la situation d’autres régions continentales comme la Provence (Durbiano, 2000 :19).
[3] Elle est payée 9 euros aux membres de la coopérative. En grande surface, les tarifs des producteurs sont équivalents.
[6] La plupart sont aussi affiliés au syndicat régional Uva Corsa.
[7] www.oliudicorsica.fr. Tous les propriétaires du verger balanin ne sont pas affiliés, une partie de l’oliveraie n’est pas exploitée.
[8] A fiera di l’amandulu se déroule dans le village balanin d’Aregno.