Ce deuxième numéro de Food Geography a tenté d’interroger de façon critique le concept même de patrimoine alimentaire, ses usages sociaux, sa politisation et sa marchandisation.
L’intégralité du deuxième numéro de la revue Food Geography (coordonné par Delphine Vitrolles et Alexine Fontaine) est disponible ici :
Food Geography n°2 – Décembre 2013
INTRODUCTION : LA PATRIMONIALISATION ALIMENTAIRE EN FRANCE ET DANS LE MONDE
Delphine Vitrolles et Alexine Fontaine
Une approche ressourcielle du patrimoine alimentaire
Stéphane Boisseaux, Melaine Laessle, Laurent Tippenhauer, Peter Knoepfel
Alexine Fontaine
Linda Boukhris
Le goyavier-fraise à l’île de la Réunion : entre patrimoine culturel et patrimoine naturel
Luca Piccin et Jean-Paul Danflous
L’huile et le vin : deux produits alimentaires patrimoniaux balanins entre tradition et innovation
Laetizia Castellani
Un exemple de patrimonialisation alimentaire : le calvados
Sylvie Pellerin Drion
INTRODUCTION
La revendication de l’inscription dans un territoire d’un produit et de son caractère patrimonial s’accompagne souvent d’un argumentaire fondé sur le caractère traditionnel dudit produit. La tradition, au sens ethnologique, « s’inscrit dans une représentation culturelle, c’est-à-dire conventionnelle (n’allant nullement de soi), du temps et de l’histoire » (Lenclud, 1987). La tradition n’est pas figée. Elle évoque l’idée de la transmission et de la reconnaissance des us et coutumes de ses ancêtres (Barjolle et al., 1998 ; Bérard et Marchenay, 1995 ; Lenclud, 1987). Cela dit, la tradition n’est pas mesurable selon des critères de conservation puisqu’elle est sujette à des évolutions et à des innovations tel que le progrès technique ou l’adaptation à la réglementation. Dans l’imaginaire collectif, la mémoire du passé ne reflète pas toujours l’image fidèle de ce passé (Nora, 1984-1992). Pour Gérard Lenclud, « ce n’est pas le passé qui produit le présent mais le présent qui façonne son passé » (1987). Cette idée de malléabilité de la mémoire est développée par deux historiens, qui traitent de l’invention des traditions, de leur construction et de leur institution (Hobsbawm et Ranger, 2006). Associé à la notion de temps, le caractère traditionnel d’un produit se réfère ainsi à des pratiques, à des représentations et à une construction sociale. La notion de tradition varie selon la nature des productions selon la force de l’ancrage et de la profondeur historiques, de la reconnaissance et de l’appropriation des liens à l’origine par la société. Inventée, reconstruite, relancée, revendiquée, la tradition renoue avec les concepts d’identité, de culture et de qualité spécifique.
Les produits agroalimentaires sont un « socle à partir duquel se développent les identités individuelles et collectives, [support d’un] ensemble de représentations, savoirs et pratiques qui s’affirme dans ses différences par rapport à d’autres systèmes alimentaires » (Suremain et Katz, 2008). Aussi, malgré leur mobilité, les hommes font continuellement appel à « la mémoire d’un goût, d’une odeur, d’un savoir-faire, d’un vécu » (Dedeire et Tozanli, 2007). C’est pourquoi l’originalité d’un produit et son ancrage territorial se nourrissent de l’histoire, de la trajectoire et du parcours de vie des individus ainsi que de la culture et de l’identité collective (Duboeuf et Delfosse, 2000). Ainsi, les individus ne sont pas seuls porteurs d’une identité, les objets peuvent également l’être, tout comme les territoires. L’identité permet de « repérer des espaces collectivement nommés, appropriés, signifiés et vécus » (Di Méo, 2004 : 340). L’identité d’un espace est donc le fruit d’une construction sociale. Elle s’articule entre une mémoire (passé), un présent et une projection dans le futur (projet) (Lévy et Lussault, 2003). Un produit identitaire mobilise donc au cours de son élaboration des ressources naturelles, des savoirs et des pratiques et des processus sociaux (Linck, 2005 ; Dorioz et al., 2000). Pour les produits agroalimentaires, la revendication d’une identité se traduit souvent par la référence à la région de production faisant appel à des lieux de mémoire (Nora, 1984-1992), à des lieux vécus (Di Méo et Buléon, 2005 ; Di Méo, 2000 ; Frémont, 1976) ou encore à des lieux exemplaires (Micoud, 1991).
Les produits traditionnels identitaires jouent un rôle important dans la revendication des différences culturelles et identitaires des populations. Ils offrent la possibilité aux consommateurs quels qu’ils soient de voyager ici ou ailleurs ou de se replonger dans leurs souvenirs en dégustant un produit emblématique, marqueur d’une identité locale, régionale ou nationale. Cette revendication d’une appartenance identitaire participe de l’engouement des sociétés pour les produits naturels et authentiques (Poulain, 1997 ; Delfosse et Bernard, 2007) et pour les produits de terroir (Delfosse, 2004 ; Csergo, 1995) et souligne l’attachement croissant à la cuisine régionale et au tourisme gastronomique urbain (Csergo et Lemasson, 2008) et rural (Bessière, 1998). La culture « vécue » au travers de pratiques et de savoir-faire à caractère identitaire est instrumentalisée dans la promotion des territoires. Mise en scène et même donnée à voir, cette culture « vécue » devient objet de patrimonialisation et tend ainsi à devenir une ressource pour le développement local. L’ancrage dans le temps et dans l’espace de la production et la reconnaissance de sa qualité donnent en effet une dimension patrimoniale aux produits traditionnels identitaires (Bérard et Marchenay, 2004 ; Barjolle et al., 1998 ; Chiva, 1994). C’est d’ailleurs l’idée que développe Bernard Pecqueur (2004) : non seulement « les produits peuvent contenir en eux-mêmes des caractéristiques culturelles qui les différencient des autres [mais] un territoire peut être lui-même producteur d’un ensemble de prestations de produits et de services qui dérivent directement d’un existant culturel ancien. A la valorisation des produits peut s’ajouter et s’ajoutera de plus en plus la valorisation des patrimoines culturels. » De plus en plus, « le patrimoine et la biodiversité font beaucoup parler d’eux […], sans que l’on sache toujours très bien ce que ces deux termes recouvrent. La tendance, qui n’est pas étrangère au contenu même de ces deux notions, est de développer une approche très globalisante. » (Bérard et Marchenay, 1998 : 7). Selon ces deux auteurs, le terme de patrimoine est aujourd’hui utilisé dans son acceptation la plus large. Il prend en compte non seulement le bâti monumental, mais également un ensemble d’éléments – bâtis et non bâtis – du patrimoine rural tels que les habitats vernaculaires mais aussi les paysages, le savoir-faire (Faure, 1998 ; Chiva, 1994). Les objets du vivant « pris ici au sens biologique du terme », variétés traditionnelles de fruits et de légumes, races animales, productions localisées sont aussi patrimonialisés (Bérard et Marchenay, 1998 : 7). La diversité biologique est définie comme l’« ensemble des êtres vivants, de leur patrimoine génétique et des complexes écologiques où ils évoluent »[1]. Celle-ci dépend souvent directement des « pratiques et savoirs développés par les sociétés qui la créent, l’entretiennent ou la réduisent » (Ibid : 7). Avec cette ouverture vers le vivant et les pratiques, constituants matériels et immatériels de la société et de son territoire, patrimoine et diversité biologique se rapprochent.
Se référant à un ensemble d’éléments matériels et/ou immatériels, liés à des systèmes agroalimentaires, à des usages sociaux et à des pratiques alimentaires, le patrimoine alimentaire relève d’un héritage partagé et d’un bien culturel collectif. Pour certains il se compose de produits agricoles, de savoirs, de savoir-faire et de pratiques mobilisés pour les produire, les transformer, les distribuer et les consommer (Bessière et Tibère, 2011). Pour d’autres, la notion de patrimoine alimentaire a encore été trop peu travaillée et doit parvenir « à se dégager du champ restrictif du marketing des produits et des territoires qui l’a trop largement investi, et ce, au détriment de la véritable dimension culturelle dont elle est porteuse » (Csergo, 2011).
Le patrimoine alimentaire est progressivement devenu un réel phénomène de société au cœur d’un débat politique et institutionnel, puis le point de départ, dans la réflexion patrimoniale actuelle, des logiques d’inventaire et de recensement des productions et des pratiques. Le patrimoine a ceci de particulier qu’il appartient au « domaine instable du vivant » et qu’il impose « des modes de gestion bien spécifiques, liés à un nécessaire et constant renouvellement » (Bérard et Marchenay, 1998 : 311,159). De même qu’il convient de noter que ces « produits sont loin d’être une simple construction de l’esprit […], ils existent bel et bien [et] sont de plus en plus présents dans l’économie des régions de France et d’Europe » (Bérard et Marchenay, 2000 : 191). Si jusqu’alors le patrimoine était pensé en termes de conservation, les projets qui se mettent en place aujourd’hui s’inscrivent dans une démarche de médiation pour aider à comprendre la société dans laquelle nous vivons pour sensibiliser un public (Balvet et al., 2002). Le patrimoine ne peut être appréhendé que s’il est admis qu’il puisse être transmis et restitué, ce que développe Henri Pierre Jeudy pour qui « sans une dynamique de la transmission, le patrimoine perd de son sens » (Jeudy, 1990).
Dans l’histoire de l’alimentation, les acteurs des filières agroalimentaires (producteurs, transformateurs, distributeurs et consommateurs) ont cherché à établir un lien entre des productions et leur lieu d’origine, revendiquant un ancrage culturel et territorial. Dans ce contexte, la notion de patrimoine alimentaire est rapidement devenue un objet d’aspirations et de controverses sociales, politiques, mais aussi scientifiques : un support de constructions identitaires, un vecteur de reconnaissance sociale, un instrument de développement territorial et un objet qui se définit au un moment où l’on s’exprime et à l’échelle de cette expression.
Il s’agit dans ce deuxième numéro de Food Geography d’interroger la notion de patrimoine alimentaire.
Dans le premier article, S. Boisseaux, M. Maessle, L. Tippenhaueur et P. Knoepfel abordent le patrimoine alimentaire selon une approche ressourcielle et analysent les principaux éléments constitutifs du processus de patrimonialisation.
Le deuxième article est consacré à la labellisation comme vecteur de patrimonialisation. Dans un contexte de multiplication des signes de qualité et de médiatisation croissante des objets patrimoniaux biologiques et culturels, A. Fontaine montre comment, alors que le patrimoine fait l’objet d’un intérêt et d’une promotion internationale, ce dernier fait l’objet d’appropriation et d’interprétation par les politiques et les institutions françaises.
L. Boukhris propose une réflexion sur le patrimoine alimentaire support de la construction d’une identité nationale à travers la mise en tourisme d’une production en cours de patrimonialisation et la mise en scène, en action et œuvre du paysage.
A partit d’un exemple, L. Piccin et J.-P. Danflous illustrent comment les différentes dimensions du patrimoine peuvent susciter des conflits et des tensions auprès d’acteurs qui revendiquent des attentes différentes sur leur territoire.
Enfin, dans les deux derniers articles, L. Castellani et S. Pellerin Drion, nous proposent deux monographies qui illustrent le processus d’appropriation collective d’un produit alimentaire via sa mise en marché et sa labellisation.
Bibliographie
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Comment citer cet article
Vitrolles D. et Fontaine A., 2013, « La Patrimonialisation alimentaire en France et dans le monde », Food Geography, n°2, pp. 3-9.
[1] Dynamique de la biodiversité et environnement, 1998 – Paris, CNRS. Le programme du même nom, lancé en 1993, est la contribution française au programme international Diversitas, émanation de la conférence de Rio en 1992